XIII

 

Après la mort d’Armand, ce fut, entre tous ceux qui connaissaient Mme Bernard des Vignes, une véritable conspiration de la pitié pour ne pas laisser la malheureuse mère seule avec son désespoir, pour l’entourer et la distraire. Elle recueillit alors le bénéfice de sa noble existence, toute d’honneur et de vertu, trouva des amitiés là où elle ne croyait avoir que des relations mondaines, découvrit des sentiments sincères en des femmes qu’elle avait jugées jusqu’alors très superficielles. La solitude où elle avait d’abord voulu s’enfermer, obéissant à un premier et farouche instinct, fut doucement violée par de touchantes sympathies. On sut lui parler de sa douleur sans lui faire du mal, y toucher d’une main légère. Moins fière depuis qu’elle était si malheureuse, elle apprécia la douceur de se plaindre et d’être plainte, de sentir des mains amicales se poser sur les siennes, d’abandonner son front sur l’épaule d’une confidente émue. On ne pouvait la consoler, mais on la calma du moins, on lui rendit la vie moins insupportable.

Elle n’avait pas voulu qu’Armand fût transporté en province et enterré auprès de son père. C’était à Paris qu’elle avait encore quelques parents ; c’était à Paris que, pendant la maladie de son fils, elle avait senti circuler autour d’elle un courant d’estime et d’affection. C’était donc là qu’elle vivrait dorénavant, puisqu’il fallait vivre ; et elle ne voulait pas être éloignée de la sépulture de son cher enfant.

Elle lui fit construire un tombeau très simple au cimetière Montparnasse, mais elle resta pendant assez longtemps tellement malade de chagrin et de fatigue, qu’elle ne put surveiller les travaux en personne, et quand, six semaines après le décès d’Armand, son cercueil fut retiré du caveau provisoire et déposé dans sa demeure définitive, Mme Bernard ne trouva pas encore la force et le courage nécessaires pour assister à la lugubre cérémonie.

Mais, le dimanche suivant, se trouvant un peu moins faible, elle voulut aller prier, pour la première fois, sur la tombe de son fils, et, après avoir entendu la messe à Saint-Thomas d’Aquin, elle monta dans son coupé rempli de bouquets et de couronnes, et se fit conduire au cimetière.

Elle avait tenu absolument à faire toute seule ce pèlerinage, s’était même opposée à ce que sa vieille Léontine l’accompagnât. Ayant pris des indications précises sur la place du monument, elle descendit de voiture, entra dans le cimetière, drapée de longs voiles noirs, les mains et les bras chargés d’hommages funèbres, chercha quelque temps sa route, puis, après avoir passé en revue plusieurs rangées de tombeaux, lut enfin de loin – avec quel horrible serrement de cœur ! – le nom d’Armand Bernard gravé dans la pierre neuve.

Mais, tout à coup, elle s’arrêta. Ses épaules courbées sous le poids du chagrin se redressèrent, et dans ses yeux cernés par tant de larmes une flamme de colère s’alluma.

Quelqu’un l’avait précédée ! Ses fleurs n’arrivaient pas les premières !

Il y avait déjà sur la tombe d’Armand un petit bouquet de violettes de deux sous, qui ne devait être là que depuis peu de temps, car les humbles fleurs étaient encore toutes fraîches dans leur collerette de lierre.

Mme Bernard des Vignes n’eut pas un instant de doute. Cela venait de cette Henriette !

Depuis qu’Armand était mort, la malheureuse mère avait fait tout son possible pour ne plus songer à la maîtresse de son fils. Elle ne voulait garder de lui, dans son esprit, qu’une pure image, ne l’évoquer que paré de son innocence et de sa chasteté d’autrefois. Les six derniers mois de la vie d’Armand, son commerce avec une fille indigne de lui, la lutte qu’il avait soutenue contre sa mère à cause de cette Henriette, ce coup de folie sensuelle, – car ce n’était pas autre chose, évidemment, – tout cela souillait, flétrissait la mémoire de son fils, tout cela était trop pénible. Elle ne voulait plus y songer ; elle y était presque parvenue.... Et voilà que ce passé honteux et détestable se dressait encore devant elle.

Cette misérable, dont les baisers avaient peut-être été meurtriers pour Armand, osait déposer des fleurs sur sa tombe ! Et de quel droit ? À quel titre ? Parce qu’elle l’avait aimé ? Est-ce que cela peut s’appeler de l’amour, les ardeurs d’une gamine au printemps ? Parce qu’elle l’aimait encore ? Allons donc ! Sensiblerie de grisette, qui n’y pensera plus dans un mois, dans quinze jours, et qui prendra un autre amoureux. Non ! non ! elle ne peut pas souffrir, elle, la mère au cœur percé des sept glaives, que ce bouquet reste à côté des siens ! Sur cette pierre dont elle s’approche, débordante de sanglots et de prières, elle ne veut pas de l’hommage d’une coquine, qui est venue là, en pleurnichant à peine, le cœur plein de regrets impurs ! Au tas d’ordures, au fumier, les fleurs obscènes !

Et Mme Bernard se penche pour prendre les violettes et les jeter au loin ; mais elle n’achève pas le geste commencé.

Dépouiller une tombe ! C’est presque un sacrilège. Si son fils la voyait !... Hélas ! cette offrande a peut-être été très douce à celui qui dort là pour toujours. Qui sait si les premières fleurs qui ont orné son sépulcre ne lui sont pas plus chères que celles apportées par sa mère en deuil ? Ah ! la cruelle pensée !

Mais Mme Bernard se rappelle, à présent, qu’elle est venue là pour prier. Elle se reproche de s’abandonner, dans un pareil lieu, à des sentiments de rancune. Elle se met à genoux, fait le signe de la croix, Oui ! l’heure a sonné de tous les pardons. Oui ! en pensant à son pauvre fils mort, elle devrait se souvenir seulement qu’il a été, pendant vingt ans, sa consolation, son orgueil et sa joie. Oui ! elle devrait être plus indulgente pour cette jeune fille qui, après tout, a peut-être aimé sincèrement son Armand, qui, dans tous les cas, ne l’a pas encore oublié, puisqu’elle a posé là ces fleurs fidèles.

Et quand Mme Bernard, après être restée longtemps en prière, se relève pour partir et jette au tombeau un long et dernier regard d’adieu, le bouquet d’Henriette est encore à la même place.

Depuis lors, tous les dimanches, Mme Bernard revint au cimetière, et, chaque fois, elle put constater qu’Henriette avait apporté dès le matin son souvenir parfumé.

Le temps passa. Avec les saisons, les fleurs varièrent ; mais ce furent toujours celles de la flore faubourienne, celles qu’on vend dans les petites charrettes à bras, le long des trottoirs. Aux bouquets de violettes succédèrent les poignées de giroflées, les branches de lilas, les bottes de roses. Devant tant de constance, Mme Bernard désarmait peu à peu. Le sentiment de cette Henriette était-il donc plus fort, plus durable qu’elle n’avait cru ? Pourquoi pas ? Armand était si aimable, si séduisant ! En s’attendrissant sur son fils mort, la mère devenait plus clémente pour celle qui l’avait aimé. Si, un jour, elle avait rencontré la jeune fille, peut-être se fût-elle jetée dans ses bras et l’eût-elle traitée en égale devant la douleur. Pourtant, à chaque bouquet nouveau, Mme Bernard éprouvait une sorte d’étrange dépit. Elle était toujours jalouse d’Henriette, jalouse de ses regrets et de son chagrin, et elle était encore sa rivale par les larmes.

Cependant la ligue affectueuse qui s’était formée autour de Mme Bernard continuait son œuvre. À la longue, on l’avait décidée à mener une existence moins cloîtrée, moins sauvage. Cédant à de patientes et gracieuses sollicitations, elle consentit à recevoir et à rendre quelques visites, à se mêler même parfois à de très étroites réunions.

Il y avait déjà un an qu’Armand n’était plus. L’hiver était revenu. C’étaient des chrysanthèmes qu’Henriette apportait à présent, et Mme Bernard les trouvait souvent poudrées de neige.

Un deuil comme celui de cette pauvre mère ne pouvait pas se consoler, mais il devenait, grâce au temps, moins aigu, moins âpre. Cette douleur, qui devait être éternelle, n’était plus continuelle.

 

Oublier ! oublier ! c’est le secret de vivre !

 

a dit Lamartine dans un vers admirable qui exprime une amère vérité. Certes, Mme Bernard n’oubliait pas, mais enfin elle vivait.

Quelques semaines après la messe de bout de l’an célébrée pour le repos de l’âme d’Armand, – oh ! ce jour-là, quels torturants souvenirs, quelle plaie rouverte ! – Mme Bernard apprit que le général de Voris était revenu du Tonkin.

Il lui avait écrit, à propos de la mort d’Armand, une lettre exquise de tact et de sensibilité, puis il n’avait plus donné de ses nouvelles, et, de retour à Paris, il s’était borné à déposer une carte chez Mme Bernard.

Mais bientôt celle-ci remarqua que plusieurs de ses amies prononçaient très souvent devant elle le nom de M. de Voris, et elle devina bien vite dans quelle intention. Le général l’aimait toujours, elle le sentait, elle en était sûre. Peut-être même n’était-il revenu en France que pour se rapprocher d’elle ? Il la savait seule au monde. Il devait se dire que, maintenant, elle voudrait peut-être l’accepter pour consolateur et pour mari, et, dans le cercle dont elle était entourée, il avait sans doute discrètement converti quelques femmes à sa cause.

Se remarier ? Recommencer sa vie ? La pauvre femme ne croyait guère que ce fût possible. Pourtant, comment n’être pas touchée par ce ferme et inaltérable amour, que rien n’avait pu lasser, qui avait résisté, bien que sans espoir, au temps et à l’absence ? Oui ! jadis, elle avait eu un tendre penchant pour M. de Voris. Hélas ! que pourrait-elle aujourd’hui lui offrir en échange de son sentiment si profond ? Un cœur brisé, pas davantage... Mais c’est de débris que les nids sont faits.

Trente-neuf ans ! Elle est presque une vieille femme. À quoi rêve-t-elle donc ?

Par hasard, elle se regarde dans la glace. Ah ! elle a trop pleuré, et ses paupières sont bien flétries. Cependant elle ressemble encore un peu à son portrait peint par Dubufe, à son portrait quand elle avait vingt ans. Il y a dans ce miroir mieux qu’un fantôme de l’admirable Bianca Antonini, de la jeune Diane des chasses de Compiègne. Le marbre de son teint a un peu jauni. Quelques fils blancs courent dans sa profonde chevelure. Mais elle a gardé ses traits purs et fiers, son buste puissant et gracieux, ses épaules faites pour le manteau royal.

– Belle encore ! soupire-t-elle avec une mélancolie douce.

Ah ! folie ! folie !

Ce jour-là, précisément, l’ancienne dame d’honneur de l’Impératrice, la vieille duchesse de Friedland, excellente femme qui a témoigné, dans ces derniers temps, à Mme Bernard des Vignes un maternel intérêt, vient la voir et l’invite à prendre le thé chez elle, en tout petit comité.

– Vous trouverez là, ma chère amie, une de vos anciennes connaissances, le général de Voris.

Accepter, ce serait, pour une femme du caractère de Mme Bernard, donner un espoir au général, s’engager presque avec lui. Elle s’excuse, donne un prétexte, mais, elle reste pleine de trouble.

Pourquoi donc a-t-elle refusé ? Ce mariage, qui satisferait d’ailleurs toutes les convenances, n’aurait rien que de doux et de consolant pour elle. Elle y a réfléchi, et très sérieusement. Son cœur, interrogé tout bas, plaide en faveur de M. de Voris. Elle s’est déjà demandé : « Pourquoi pas ? » Elle est sur le point de se répondre : « Oui ». Qu’est-ce donc qui l’arrête au seuil de ce refuge où, après tant de souffrances, elle pourrait goûter un peu de tendre repos ? Qu’est-ce donc qui la fait hésiter ?

Presque rien. Le petit bouquet de violettes qu’elle a encore trouvé, dimanche dernier, sur la tombe d’Armand.

Sans doute, elle a le droit de se remarier, sans être infidèle à la mémoire de son fils. M. de Voris, dont elle connaît le cœur, respecterait, encouragerait chez elle le culte du souvenir. N’importe ! Tant qu’Henriette apportera des fleurs au cimetière, Mme Bernard restera veuve. Dans cette rivalité de douleur et de constance, elle ne veut pas être vaincue.

Mais, le dimanche suivant, il n’y a sur la pierre tumulaire que les violettes de la dernière fois, toutes noires et toutes séchées. Henriette n’est pas venue renouveler son bouquet.

Ah ! quelle joie ironique et méchante Mme Bernard se sent au cœur ! Elle l’avait bien prévu ! La maîtresse d’Armand devient négligente, elle se console. Allons ! allons ! il n’y a que les mères qui n’oublient pas.

Pourtant, prenons garde de porter un jugement téméraire. Henriette peut avoir eu un empêchement, être absente, indisposée. Il convient d’attendre.

Mais un, deux, trois dimanches se succèdent, et rien, rien, toujours rien !

Alors c’est un triomphe pour Mme Bernard. Oui ! cent fois oui ! son premier mouvement était le bon. Elle était légitime, sa répugnance devant ces fleurs impures. Armand ! Armand ! ta mère seule t’a vraiment aimé. Elle peut bien, pour finir sa vie, pour descendre la côte, s’appuyer au bras d’un vieil ami, d’un honnête homme. Mais sois tranquille, cher enfant ! Ta tombe est dans le cœur de ta mère, et elle y tiendra toujours la plus grande place. Tandis que cette fille !... Tu vois ? C’est déjà fini, son regret. Sans doute elle a quelque autre amant. Ah ! pauvre mort, ne compte que sur ta mère pour parfumer ton éternel sommeil. Ton Henriette ne viendra plus au cimetière ; elle en a oublié le chemin.

Cependant la duchesse de Friedland revient chez Mme Bernard des Vignes, et lui dit :

– Décidément, vous me boudez, ma chère. C’est donc un parti-pris ? Je voudrais tant vous avoir, un de ces mercredis, à mon thé de cinq heures. Le général de Voris a la bonté de n’y pas manquer, et nous fait frémir avec ses histoires de pirates du Fleuve Rouge.

Et la veuve, délivrée de son dernier scrupule, répond avec un léger battement de cœur :

– Il n’y a de ma part, je vous assure, aucun parti-pris, madame la duchesse. Comptez sur moi, mercredi prochain.